La Terre du bout du monde par Tamara McKinley – Pionniers et aborigènes d’Australie

Il y a un an, j’avais écrit un billet sur le roman best-seller de François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc. Comme je le disais à l’époque, l’écriture y était captivante mais le récit avait un gros problème : il se prétendait être celui d’une histoire vraie, décrivait une tribu aborigène… et ne reposait sur aucune documentation. En bref, les pratiques culturelles et sociales du peuple évoqué étaient complètement inventées mais ce n’était précisé nulle part. C’est un réel problème quand on sait ce que les aborigènes ont souffert (et souffrent encore) des fantasmes et préjugés que les Européens ont développé sur leur compte.

Espérant trouver un contenu plus fouillé sur ce thème dans la littérature australienne, j’ai lu les premiers tomes de deux trilogies créées par des auteurs non-aborigènes et traduites en français, La Terre du bout du monde de Tamara McKinley et La Rivière secrète de Kate Grenville. Je suis aussi en pleine lecture d’un roman non-traduit, That Deadman Dance de Kim Scott dont le père est aborigène. J’essayerai de vous parler des trois et commençant aujourd’hui par le plus « léger » en m’intéressant particulièrement à la manière dont y sont représentés les peuples autochtones.

La Terre du bout du monde (Lands Beyond the Sea) par Tamara McKinley, éditions de l’Archipel, 2013.

Terre du bout du mondeL’histoire

Dans un petit village de Cornouailles des années 1770, la fille de pêcheur Susan Penhalligan vit une belle idylle avec le jeune Jonathan Cadwallader, devenu Comte à la mort de son père. Ils pensent leur mariage possible, mais ce n’est pas l’avis de tout le monde. Parti explorer le Pacifique pendant quelques années avec la célèbre expédition du Capitaine Cook, Jonathan demande à Susan de l’attendre mais la promesse devient difficile à tenir quand le destin et la mère du jeune homme s’en mêlent. Susan est poussée vers un mariage de raison pour sortir sa famille de la pauvreté alors qu’elle est sans nouvelle de son amoureux. Lorsque le gouvernement britannique décide de créer une colonie pénitentiaire en Australie pour envoyer criminels et délinquants purger leurs peines à l’autre bout du monde, la famille de Susan est l’une des premières à s’engager dans l’aventure. Pionniers, bagnards ou investisseurs, les familles de Susan et Jonathan vivront les premiers moments de l’installation européenne en Australie… tout en croisant le chemin des peuples aborigènes qui y vivent déjà.

Paru en 2007 en Australie, ce roman fait partie d’une vraie saga dans le sens populaire du terme. On y suit le destin de plusieurs familles à travers les années, de l’Angleterre jusque dans le Pacifique, on assiste à leurs mariages, leurs décès, leurs disputes et leurs histoires d’amour.

Mon avis

L’écriture est très simple et facile à lire, l’intrigue progresse vite mais tombe assez souvent dans les clichés du genre : amours contrariées, personnages mauvais, drames familiaux… J’ai parfois été agacée par certains aspects de l’histoire et je n’ai pas du tout aimé la relation entre Susan et Jonathan à laquelle je n’ai pas cru une seconde mais ça reste une lecture distrayante. A la fin du roman, j’avais quand même envie de me plonger dans le second tome. Pas spécialement pour le suspense car je ne trouve pas qu’il y en ait vraiment, mais parce qu’on se sent transporté ailleurs et c’est plutôt agréable. J’ai été aussi très intriguée par les passages qui se déroulent à Tahiti et dont l’histoire est toujours en cours à la fin du premier tome. Malheureusement, elle ne doit occuper que 3 ou 4 courts chapitres, ce qui est vraiment peu comparé aux autres intrigues, mais à défaut d’avoir trouvé des romans consacrés à la rencontre entre Européens et Tahitiens à cette époque, je me contente de ça.

Mon principal problème avec le roman vient de la naïveté avec laquelle est traitée la relation entre Européens et peuples du Pacifique. Tamara McKinley a fait l’effort d’ouvrir son roman sur une scène se passant dans une tribu aborigène mais les populations autochtones, Tahitiens ou Aborigènes, ont vraiment un rôle mineur comparé aux héros britanniques. Je ne sais pas si les quelques scènes purement aborigènes sont nées de recherches documentaires poussées mais elles paraissent très simplistes.

Un problème des romans historiques à vocation « grand public » repose souvent sur la place occupée par les femmes. Dans ce roman, les personnages féminins blancs ne sont pas spécialement transcendants. Quelques clichés habituels de romans historiques leur sont attachés (le viol d’une héroïne par des « méchants » pour faire avancer l’intrigue par exemple) mais les stéréotypes du féminin sont encore plus flagrants dans les scènes non-européennes. Le roman s’ouvre plus ou moins sur ces mots décrivant une adolescente aborigène vu à travers le regard d’un de ses compatriotes :

Il admira la cambrure de ses reins et sa croupe lourde de promesses lorsqu’elle s’éloigna d’un pas nonchalant, laissant battre son panier d’osier sur sa hanche pour l’aguicher.

Ainsi, on attaque cette histoire australienne par la sexualisation d’une très jeune femme (elle a treize ans) non-blanche. Or la sexualisation des aborigènes et des femmes du Pacifique par les colons du 18e et 19e siècle a causé énormément de torts aux populations locales, notamment en légitimant les viols et en dépossédant les femmes de leur libre-arbitre, et s’appuyait sur des clichés racistes. Ici, le chapitre entier tourne autour de la manière dont cette jeune fille « aguiche » le héros qui tente de résister et comment elle le pousse à débuter une relation interdite qui les met tous en danger. Finalement, deux femmes plus âgées s’en mêlent, elles-mêmes préoccupées par des intrigues féminines stéréotypées (l’ambition pour leurs fils), et voient avec un oeil très sévère cette « tentatrice » qui cause le trouble dans la tribu. L’auteur décrit donc des femmes séductrices ou obsédées par leurs enfants face à des hommes qui ne savent pas résister à leurs désirs et sont brutaux… une vision très occidentale des genres.

Plus tard, une femme aborigène descendante de ces personnages semble jouer un rôle assez important mais chaque fois qu’elle est présentée à côté d’Européens, elle parait primitive, enfantine. Elle sert presque de faire-valoir aux héros anglais, leur permettant d’exprimer leur générosité et leur grandeur d’âme lorsqu’ils acceptent sans ciller d’avoir des relations cordiales avec elle et de la laisser venir chez eux… alors que ce sont eux qui se sont installés sur son territoire sans lui demander. Les enfants aborigènes sont aussi souvent décrits d’une manière qui fait penser à des troupeaux de petits animaux attachants comme ici :

Après un ultime coup d’oeil dans le miroir, Millie quitta sa chambre pour se hâter vers la cuisine, où elle fut accueillie par un essaim de petits Aborigènes entièrement nus, qui se tenait à la porte d’entrée.
– Vous n’êtes qu’une bande d’effrontés, leur lança-t-elle en riant, mais qui résisterait à tous ces grands yeux bruns?
Elle se tourna vers Susan.
– Puis-je leur distribuer quelques petits gâteaux?
– C’est ce qu’ils attendent. Ils sont dans mes jambes depuis ce matin. Je préfèrerais que Lowitja les empêche d’entrer dans la maison, mais elle a l’air de tenir pour acquis que je joue les bonnes d’enfant chaque fois qu’elle part sillonner le bush.
Milicent offrit deux gâteaux à chaque bambin, avant de les mettre dehors.
– Mieux vaut ne rien poser sur la table, suggéra-t-elle. Sinon, ils vont tout rafler.

On les décrit comme un « essaim », comme on décrirait des petits insectes, il faut deviner ce qu’ils veulent car ils peuvent pas parler, ils ne pensent qu’à manger et ils se promènent partout sans se préoccuper des règles d’usage. Même leur parente adulte n’est pas capable de comprendre comment entretenir des relations appropriées avec les Européens et donc de s’adapter à une nouvelle culture. Ce passage et d’autres, comme celui où une femme aborigène confond le suicide par pendaison d’un pionnier avec « un drôle de jeu » ayant « observé la scène sans la comprendre », poussent inconsciemment le lecteur à déshumaniser les Aborigènes : ils sont trop primitifs pour qu’on les traite comme des personnes douées de la même capacité de raison que nous.

Un autre problème provient du fait que les aborigènes sont présentés comme très portés sur l’alcool. Dans une lettre, Susan en parle ainsi :

Les Aborigènes, qui commencent à comprendre que nous n’avons pas l’intention de repartir tentent peu à peu de se lier d’amitié avec nous. Nous leur avons offert de la nourriture mais ils préfèrent manifestement le rhum. Hélàs, l’alcool ne leur réussit guère : dès qu’ils boivent, ils perdent la tête.

Le roman évoque le sujet à d’autres reprises comme ici :

Jack clopinait sur la large chaussée poussiéreuse. Il évitait ainsi les chars à boeufs, le crottin de cheval et les Aborigènes ivres, qui gisaient sur le dos là même où ils étaient tombés.

Ah, ces sauvages pris d’une frénésie insatiable quand ils sont confrontés à l’alcool… En réalité, ces extraits reposent sur des stéréotypes centenaires. Un préjugé actuel affirme que les Aborigènes sont beaucoup plus portés sur l’alcool que les autres Australiens. En réalité, les statistiques indiquent qu’ils sont moins nombreux à consommer de l’alcool. En revanche, ceux qui consomment de l’alcool le font à des degrés plus toxiques que la population générale, ce qui signifie que les aborigènes souffrent au final plus des effets négatifs de l’alcool. A l’époque du roman, on racontait déjà beaucoup d’histoires d’Aborigènes ivres. Cependant, il ne faut pas oublier que ces descriptions de scènes d’ivresse nous viennent de témoignages européens et les Européens qui témoignaient ne voyaient qu’une petite partie des Aborigènes et n’étaient pas forcément objectifs. Malheureusement, La Terre du bout du Monde ne s’arrête pas à ces subtilités. L’association stéréotypée entre Aborigènes et alcoolisme est ainsi confirmée dans ses pages. D’ailleurs, elle s’étend aussi aux Tahitiens puisque l’un d’eux est un homme violent et cupide qui bat sa femme et dépense tout leur argent en alcool… Au crédit de Tamara McKinley, on montre bien que la communauté de l’homme ne tolère pas son comportement et protège son épouse. Mais en dépit de ce détail bienvenu qui rappelle que les sociétés polynésiennes ne trouvaient pas normale la violence contre les femmes, je ne me souviens pas que l’alcoolisme dans le roman soit associé avec autant de conviction aux colons blancs.

L’analyse de Susan dans sa lettre simplifie de toute façon la réaction des Aborigènes, comme s’ils avaient compris qu’ils se faisaient envahir et l’avaient accepté en échange de bouteilles de rhum… La tendance historique actuelle est plutôt de dire que les Aborigènes, en tant que nomades, étaient étrangers au concept du sédentarisme. Pour eux, les Européens étaient des invités qu’ils toléraient le temps de leur passage, pas nécessairement des envahisseurs qui allaient prendre le pouvoir de manière définitive. Leur liberté n’a donc pas été achetée à coup d’objets de pacotille et de barriques de spiritueux ou parce qu’ils avaient compris que les Anglais leur étaient supérieurs : il y avait en fait un grand malentendu sur les intentions des nouveaux colons. Malheureusement, le roman ne laisse pas entendre que la lettre n’est que le point de vue de Susan et qu’elle ignore certaines réalités : son opinion n’est jamais contrebalancée par une autre divergente.

On retrouve cette même infantilisation et sexualisation des autochtones dans les scènes à Tahiti. J’ai dit que ces scènes m’avaient intriguées mais c’était plus pour leur décor que pour leur sensibilité. A l’époque où se déroule l’histoire, les voyageurs occidentaux s’imaginaient Tahiti comme une terre où les femmes avaient une sexualité libre et acceptaient de coucher avec n’importe qui. Le roman prend cela pour acquis et ne le remet pas du tout en contexte, interprétant cette sexualité surprenante pour l’époque à travers le regard de ces hommes blancs, sans vraiment donner le point de vue tahitien. Jonathan a une liaison avec une jeune Tahitienne pendant son séjour sur l’île mais comme le roman tient à nous convaincre de son amour profond pour Susan restée en Angleterre, l’auteur insiste sur le fait qu’il n’a pas de sentiments pour sa maitresse et serait même embarrassé de devoir l’emmener avec lui comme elle semble le souhaiter. Attention, on ne veut pas le transformer en sale type non plus! Il offre un cadeau d’adieu de valeur à la Tahitienne mais dès qu’il remonte sur son bateau, il est prêt à l’oublier car seul l’amour d’une femme blanche a vraiment de l’importance :

La jeune femme [tahitienne] l’avait envoûtée. Néanmoins, il n’ignorait pas que ce paradis était artificiel ; il aurait plutôt souhaité, de tout son coeur, pouvoir étreindre Susan. Car en Susan résidait son véritable amour. Il se pencha par-dessus bord pour contempler la plage. Ses pensées allaient vers la jeune femme des Cornouailles, vers l’avenir commun qu’ils avaient imaginé ensemble.

Avant de coucher avec la Tahitienne, il avait en effet décidé de rester fidèle à Susan mais l’étrangère l’a lourdement aguiché jusqu’à ce qu’il cède à la tentation. Encore une fois, comme dans la première scène du roman, la femme « exotique » pousse l’homme à la faute. Et si elle n’est ici pas présentée de manière négative, elle ne reçoit pas vraiment non plus beaucoup de considération. En la faisant parler un anglais très fragmenté, en lui donnant des réactions naïves, en insistant sur son ignorance des maladies et sa superstition l’auteur renforce le cliché du « bon sauvage » qui vit sans se soucier de rien. De son côté, Jonathan perçoit sa maitresse comme une passade fascinante sans trop s’attarder sur ses sentiments à elle, mettant en avant le fait qu’il n’est pas son premier amant, et qu’il « ne serait pas le dernier non plus ». Il n’est pas exactement irrespectueux puisqu’il semble éprouver un certain attachement mais il n’est pas prêt à lui donner les mêmes égards qu’à Susan et c’est quasiment présenté comme romantique. Lorsqu’il décrit la Tahitienne comme « un paradis artificiel », on se pose des questions… L’amour d’une femme autochtone n’a donc pas la même réalité que celui d’une femme européenne?

Plus tard, une autre scène m’a frappée : une femme tahitienne est arnaquée par un marchand étranger. Les motifs de l’arnaque semblent improbables : elle troque un objet très précieux contre une babiole sans valeur parce qu’elle ne connait pas le prix des choses. L’objet de pacotille l’a attirée à cause d’une fausse pierre précieuse et parce qu’il lui semble pouvoir être un outil efficace… ce qui s’avère être faux car il est de mauvaise qualité. Mais si cette jeune femme peut facilement se tromper sur la qualité d’une pierre précieuse inconnue, comment peut-elle se tromper sur la qualité d’un outil qui lui est familier et qu’elle utilise régulièrement? Cela me semble assez aberrant et donne simplement l’impression que cette « sauvage » est naïve, un peu bête et attirée par ce qui brille comme une pie. D’ailleurs, son mari perçoit instantanément l’entourloupe : lui n’est pas aussi naïf… peut-être parce qu’il se trouve justement qu’il a du sang européen et n’est donc pas 100% sauvage?

Bref, si le premier tome de cette trilogie se lit facilement et agréablement, le récit du contact entre colonisateurs européens et aborigènes n’est pas du tout intéressant et imbibé de vieux clichés racistes sur les peuples du Pacifique. L’auteur essaye de contrebalancer ces clichés en rappelant que les aborigènes et autres peuples vont voir leur tranquilité bafouée ou souffrir dans les décennies à venir, mais ça a un côté plus larmoyant  que pertinent comme ici :

Il comprenait aussi que ce paradis ainsi que ses habitants aux moeurs simples et pacifiques s’étaient trouvés irrémédiablement souillés depuis le jour où des marins occidentaux avaient commencé d’y jeter l’ancre pour s’approvisionner en eau potable et jouir des femmes. Les Tahitiens vivaient dans des huttes misérables, leur espérance de vie était courte et les maladies nombreuses. L’île était superbe, la mer qui la baignait regorgeait de poissons mais les autochtones connaissaient un dénuement comparable à celui des Londoniens les plus défavorisés.

Ce cliché de « ces braves peuples avilis par les Européens » pousse à compâtir et non à réfléchir, à considérer les peuples autochtones comme des peuples peu développés, heureux pendant des générations grâce à leur ignorance du monde comme les premiers hommes de la Bible. D’autre part, leur mode de vie est sans cesse évalué à travers les références européennes, ce qui est justement l’un des travers des explorateurs du 18e siècle et ne devrait plus exister dans un roman d’aujourd’hui. Où est la pertinence dans la comparaison d’une hutte tahitienne de l’époque pré-coloniale avec le logement d’un londonien pauvre?

Cependant, il faut noter que c’est le roman dans son ensemble qui ne brille pas par sa profondeur : les personnages et leurs relations sont bien trop rapidement traités, les obstacles sont levés en quelques pages, le fonds historique semble survolé… Quelque part pour une lectrice impatiente comme moi, la vitesse à laquelle avance la saga permet de contrebalancer la lourdeur de certains clichés en ne leur laissant pas le temps de prendre de l’importance. Et c’est comme ça qu’on se retrouve malgré toutes les critiques à la fin du livre à se demander ce qui se passe ensuite! Un peu dommage que les peuples autochtones aient été transformé en un décor carton pâte pour cette saga européenne qui se déroule pourtant sur leurs terres.

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4 réponses à “La Terre du bout du monde par Tamara McKinley – Pionniers et aborigènes d’Australie

    • Hé bien écoute, je suis surprise mais contente de voir que ma critique ne décourage quand même pas de lire le livre 😉 Le Fleuve secret de Kate Grenville est mieux pour ce qui concerne la représentation des aborigènes! Bon séjour en Australie en tout cas!

    • Merci pour ton passage! Tu as écrit une critique aussi? ça m’intéresse de la lire parce que pour l’instant, j’ai surtout lu des avis très positifs sur ce roman ce qui me surprend un peu.

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