Ram-Leela, un Roméo et Juliette version Bollywood: une claque visuelle

Je vous ai récemment parlé des deux méga-succès de 2013 Chennai Express et Krrish 3 qui ont explosé le box-office mais n’ont pas suscité un enthousiasme fou de ma part. D’autres films ont marqué les spectateurs en 2013 et m’ont un peu plus convaincue : Ram-Leela de Sanjay Leela Bhansali en fait partie.

Ouvertement inspiré de Roméo et Juliette de Shakespeare, le film est aussi clairement influencé par d’autres versions cinématographiques de la pièce tout en gardant une identité hyper-créative et originale qui lui est propre. Ce cocktail et ses références pop ont plu aux Indiens : le film a engrangé plus de 30 millions de dollars pour un budget de 5 à 13 millions. Et c’est mérité tant le film est un vrai tourbillon visuel qui nous plonge dans une ambiance bien particulière!

L’histoire

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Direction : Sanjay Leela Bhansali

Roméo et Juliette : Ranveer Singh et Deepika Padukone.

Ranjaar, un village du Gujarat à l’Ouest de l’Inde où les armes se vendent à tous les coins de rues, est divisé entre deux clans qui se détestent depuis plus de 500 ans, les Suneras et les Rajaris. Alors que tout le monde semble investi dans cette haine ancestrale, Ram, petit-fils du chef des Rajaris, n’aspirent qu’à vivre une vie d’hédoniste loin des questions guerrière. Lorsqu’il rencontre Leela, la fille de la chef des Suneras, à la fête de Holi, ils tombent instantanément sous le charme l’un de l’autre et embrassent joyeusement leur idylle sans se préoccuper des conséquences. Malheureusement, leur destin est déjà écrit et ils sont bientôt obligés de fuir ensemble la ville dans un bain de sang pour se marier en secret… Rapidement retrouvés par leurs familles, ils sont séparés et contraints de prendre part aux hostilités chacun l’un contre l’autre.

Une vraie réécriture de Roméo et Juliette

Roméo et Juliette est une de mes pièces préférées de Shakespeare qui est un auteur que j’adore. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas l’histoire d’amour qui me fascine mais la verve des personnages et leurs relations entre eux, notamment amicales. J’étais inquiète en apprenant que Ram-Leela se réclamait de Roméo et Juliette car c’est une des pièces avec laquelle on pourrait vendre des boites à bonbons tant elle est célèbre pour quelques images d’Epinal. Bollywood adore les remakes et les histoires d’amour contrariées : je pensais que Ram-Leela utiliserait Roméo et Juliette comme un simple argument commercial sans vraiment explorer le texte de Shakespeare et vraiment travailler sa réécriture. Je me trompais complètement!

Tout d’abord, on sent que Sanjay Leela Bhansali connait bien les différentes visions de Roméo et Juliette qui ont été rendues publiques et il n’hésite pas à y faire référence. Ainsi, Kanji, le frère de Leela, et surtout sa femme Rasila rappellent les personnages de Bernardo et Anita dans West Side Story, jusqu’à une scène qui est une inspiration directe. Je vois aussi dans certains détails un clin d’oeil au Roméo + Juliette de Baz Luhrmann avec Leonardo DiCaprio et Claire Danes dans les rôles titres. Dans la version de Luhrmann, l’une des scènes cultes est la « scène de la piscine » qui correspond en fait à la scène du balcon. La maison de Juliette est dotée d’un charmant jardin avec une très belle piscine juste sous le balcon de la jeune fille dans laquelle Roméo se cache lorsqu’on vient la chercher. Chez Bhansali, Leela a aussi une chambre avec balcon qui surplombe une superbe piscine éclairée et dans laquelle Ram finit par tomber. Même s’ils roucoulent sur le balcon plutôt que dans la piscine, conformément à la pièce, la référence est là.

En dehors de ça, même si le scénario prend un tour différent en deuxième partie du film, les héros sont fidèles à l’esprit de Shakespeare. Dans la pièce, Roméo et Juliette ont de l’esprit : ils jouent avec les mots, ne reculent pas devant les images graveleuses et montrent qu’ils ne sont pas aussi innocents qu’ils ont l’air. Ram et Leela aussi sont joueurs et effrontés, s’amusant avec les mots de Shakespeare pour parfois les détourner avec humour. Cette facétie des personnages qui leur donne une sublime légèreté au milieu d’un terrible drame est souvent mal retranscrite dans les adaptations de Roméo et Juliette alors qu’elle participe à donner toute sa dimension à leur tragédie. Ici, c’est chose réussie : on se souvient de nos deux héros comme des personnages joyeux et amoureux de la vie avant que leur destin ne s’enclenche.

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L’intrigue dévie de celle écrite par Shakespeare à cause d’un choix intéressant de Sanjay Leela Bhansali. Ram et Leela ne sont pas des adolescents pris dans une querelle immature. Ce sont deux adultes dans une vraie guerre de clans. Ils ont la maturité pour que leur histoire ne soit pas qu’une passion adolescente, un peu trop excessive et précipitée, ils ont la maturité pour assumer publiquement leurs responsabilités et s’opposer à leurs familles, mais aussi pour ne pas pouvoir leur échapper complètement. Et c’est aussi parce qu’ils sont adultes que le conflit prend une autre dimension que celle de Roméo et Juliette.

Le drame shakespearien rencontre la tradition hindoue

A plusieurs reprises dans le film, Ram rappelle son homonymie avec le Dieu Rama, avatar de Vishnu, un personnage sage et bon, incarnant les valeurs idéales de la masculinité mais aussi célèbre pour son histoire d’amour indéfectible avec la déesse Sita dont il est pourtant séparé. Une scène de danse est d’ailleurs un hommage du personnage à son Dieu fétiche.

Il faut dire que Ramlila signifie littéralement « la pièce de théâtre de Ram » et désigne communément une représentation qui mélange chant, récit et dialogue pour conter un passage de l’épopée du Ramayana. Les Ramlilas sont généralement des festivals et mettent l’accès sur la lutte entre Rama et son ennemi Ravana qui a kidnappé sa bien-aimée Sita. Par son titre et le nom de son héros, le film s’impose donc à la confluence de deux héritages du Moyen-Âge transposés dans notre époque : une histoire d’amour occidentale et une autre indienne.

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Le Roméo et Juliette de Bhansali est donc une vraie réécriture nourrie d’influences orientales. Au-delà du décor, on ressent clairement la spécificité indienne de Ram-Leela.

Une atmosphère très pop

Deepika Padukone est une actrice que j’aime beaucoup : moderne et fraiche, elle colle au personnage libéré de Leela. Pourtant, le personnage le plus créatif reste celui de Ram.

Je n’avais vu Ranveer Singh que dans un autre film auparavant Ladies Vs Ricky Bahl. Son physique assez lisse dans un rôle de séducteur pas-sympa-mais-si-quand-même ne m’avait pas beaucoup marquée. Pourtant, il fait de Ram un vrai héros pop, inspiré par des références visuelles multiples et délirantes. On retrouve un kitsch revendiqué dans son style et son attitude : qu’il s’agisse de son tatouage représentant un coeur percé d’une flèche, de ses muscles huilés, de son activité de loueur de films porno plus flashys que choquants, de ses poses de flambeur, il a tout du Roméo moderne mais décalé. Une chanson marque l’aboutissement de cette image pop du personnage : après sa désignation à une fonction importante, il décide de lancer un grand festival en ville en l’honneur de Rama, explosion de couleurs psychédéliques et de musiques entêtantes. C’est l’occasion d’associer aux sources shakespearienne un pan de la culture indienne en faisant référence au panthéon hindou et les motifs de la fête rappellent clairement les imageries indiennes aux couleurs si tranchées qu’on les qualifie hâtivement de kitsch.

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Un autre choix de réalisation déroute au départ avant de donner une saveur particulière au film. Les décors et les costumes laissent penser qu’on est dans une sorte de passé idéalisé… Et soudain, Ram et Leela nous sortent de notre rêverie : entre téléphones portables, motels pourris et club de vidéo X, la modernité tranche bizarrement avec l’environnement visuel. Pourtant, cela participe à donner ce côté pop et décalé au film. Les deux héros, en jouant avec le texte de Shakespeare et en se moquant d’eux-mêmes, participent à ce rappel au présent. L’ambiance de Ram-Leela n’a pas pour but de nous convaincre qu’on est dans la réalité mais surtout de nous transporter ailleurs.

La place des femmes

Les rapports sociaux entre les femmes et les hommes ne sont pas mis de côté au nom du divertissement. Sanjay Leela Bhansali créé des héroïnes flamboyantes qui ne laissent pas indifférentes : entre la cruelle Dankor Baa, mère de Leela et leader des Suneras, la déterminée Leela et les belles-soeurs qui ne fléchissent jamais, les femmes de Ram-Leela sont des battantes. Bhansali leur donne d’ailleurs un grand pouvoir d’action, surtout du côté des Suneras mais aussi dans une certaine mesure du côté des Rajaris, et n’oublie pas de pointer du doigt les incohérences de leur statut social. Les femmes sont transformées par les hommes en un enjeu de pouvoir et d’humiliation (les hommes des deux clans cherchent à atteindre leurs ennemis en s’en prenant à leurs femmes) tout en étant parfaitement capable d’exercer elles-mêmes le pouvoir. La famille de Leela le montre bien : la parole et le pouvoir des femmes n’est pas inférieur à celui des hommes et peut même parfois prendre le dessus lorsqu’une situation de crise leur en laisse la possibilité.

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Les films de Bollywood n’oublient jamais de réfléchir à la condition des femmes : parfois conservateurs mais souvent très libéraux, la place de la femme dans la société y est régulièrement abordée. Du côté de Ram-Leela une petite anecdote personnelle est assez significative sur son fond. L’un de mes amis mauriciens, plutôt conservateurs sur les rapports femmes/hommes, a détesté le film parce que « Leela drague Ram et normalement c’est à l’homme de faire le premier pas ». Le couple de Ram et Leela est effectivement équilibrée en matière de désir, comme l’était celui de Roméo et Juliette : contrairement à beaucoup de Bollywood et conformément à plusieurs rôles de Deepika Padukone, Leela n’a pas besoin d’être lourdement courtisée avant de céder. Ram lui plait instantanément et elle n’a pas peur d’exprimer son désir : leur attirance est absolument égale et réciproque ce qui fait qu’elle prend autant les devants que lui en matière de séduction, sans que ça lui soit jamais reproché.

Une image envoûtante

Sanjay Leela Bhansali est réputé pour ses magnifiques décors et costumes très indiens. Parmi ses grands succès, on compte Devdas avec Shah Rukh Khan et Aishwarya Rai qui a eu un bel écho en Occident. Personnellement, je n’avais pas du tout aimé le film que j’avais trouvé sombre et amer – tout l’inverse de Ram-Leela. Ici, il fait honneur à sa réputation et nous en met plein les yeux, mais avec ce petit côté pop qui fait la différence et rend l’image encore plus fascinante.

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Le film est aussi très généreux en musique et en danses, Deepika Padukone se révélant excellente dans la plupart de ses numéros. Ranveer Singh, moins expérimenté, a plus de mal à éblouir, surtout lorsqu’il se confronte à de meilleurs partenaires mais il est très bon dans sa chanson d’ouverture et ne manque pas d’auto-dérision.

Enfin, le film utilise des motifs qui nous restent en tête, bien longtemps après qu’on ait quitté la salle de cinéma. Le cri du paon, familier des jardins de Leela, devient inexorablement lié aux deux amants tant il accompagne le récit de la scène du balcon à la fin. Après avoir vu Ram-Leela, vous ne ne pourrez plus entendre un paon sans repenser à leur tragédie.

Quant au final, il a quelque chose de terriblement poignant, un sentiment que je ressens assez rarement à Bollywood, même dans les films que j’adore, et qui semble encore plus frappant que celui de Roméo et Juliette parce qu’il n’a plus exactement le même sens… Même si l’amour entre les deux héros passe parfois au second plan, notamment parce qu’il ne prend pas la peine d’évoluer doucement, leur attachement reste une image forte qui résonne jusqu’à la fin.

Conclusion

Le scénario peut sembler parfois un peu chaotique ou contradictoire, notamment lors de la désagréable saute d’humeur de Ram pendant leur fuite, mais l’atmosphère du film, la claque visuelle qu’il offre, l’inspiration des acteurs et la créativité respectueuse de la réécriture transforment ce défaut en un point négligeable devant le plaisir qu’on ressent à voir Ram-Leela. Je classerai d’autres Bollywood avant ce film mais je le mettrai peut-être dans mon top 10. Si comme moi vous aviez adoré Roméo + Juliette de Baz Lurhmann pour sa créativité, son rythme effréné et sa folie esthétique plus que pour le romantisme, il y a des chances que soyiez aussi séduit par Ram-Leela.

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3 réponses à “Ram-Leela, un Roméo et Juliette version Bollywood: une claque visuelle

  1. I’m so proud and impressed by your understanding of Sanjay Leela Bhansali’s Ram-Leela, even though I used Google Translate to understand your review. Your review is a slap on the face of Indian reviewers who’ve hardly digged deeper into the intricacies and nuances involved in the characterisations, sets, music and screenplay of the movie and have been frivolous at best in delivering any respect to the creativity of the director or the team of Ram-Leela.

    I’m so happy and stunned at the same time that a non-Indian could understand so many of the mythic references and symbolisms used in the movie which almost all of the Indian reviewers/critics have neglected due to ignorance of their rich heritage and classical arts.

    In fact, there are a lot of deep allegories and metaphors used in this movie which I;d love to discuss with you some time. If you listen to the lyrics of the song carefully, they explain the spiritual nature of their love as also their characters.

    There are certain scenes in this movie where Vedic chantings are intentionally used to signifiy eternity of love and nature of soul. If you’ve noticed, SLB has used the ‘Great Trinity’ idol (Brahma-Vishnu-Maheshwara) at 3 strategic junctures in the movie, first when they meet the first time, second during the Nagada Sang Dhol song and third towards the end. The Trinity signify the there manifestations of consciousness: creation-maintenance-destruction to emphasize the ephemeral nature of form against eternal formless spiritual love.

    There are yet so many other nuances which I’d love to discuss with you some time. I’ve always been impressed by people of Paris in their understanding of art as I believe the abstract faculties of your mind are truly evolved to be able to interpret and appreciate art in such an elitist way! Kudos!

    I’m going to post your review to other Indian reviewers to show them how a movie should be reviewed and how research should be done in order to be able to properly critique a movie.

    Thanks so much! Yours is the only review of Ram-Leela I’m most satisfied with!!!

    Keep it up!

    • Hello Suketu,

      First thank you for this beautiful comment. I truly wasn’t expecting any Indian to make the effort to read my article with Google Translate 😉

      You seem very passionate about Ram-Leela and it’s nice to see. Some points that you raise are very interesting because I must confess I’m quite uneducated when it comes to Indian culture. I live in a country with an important Indian heritage (although I’m not from there as you understood) but traditions changed a lot over the centuries so it’s now very different from India.
      It’s one of the things I regret the most when I watch Bollywood movies: I can tell there is a huge subtext I can’t quite understand and as for the lyrics, I have to rely on the English translation – always inexact – if there is any translation of the songs at all!

      However, Romeo and Juliet is a play I know very well 😉 I really loved the creativity in Ram-Leela. I’m quite surprised you seem to imply that most Indian critics did not like the movie. I read a few good reviews so I thought it was generally well perceived in India, was I wrong?

      Thanks again for you kind words!

  2. Bonjour,
    J’ai trouvé votre critique très constructive et j’aimerais vous demander si vous savez où est-ce que je pourrais le trouver sur internet. En effet je dois l’étudier dans le carde d’un TPE. Si vous pouviez m’aider cela m’aiderai beaucoup. Merci d’avance pour votre lecture ainsi que votre réponse.
    Cordialement,
    CR.

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