Bollywood: Dostana – Amitié, colocation et homosexualité

Comme vous l’avez sûrement senti dans ma chronique de Race 2, j’adore l’acteur John Abraham mais c’est en fait assez récent. Quand je le voyais dans un film comme Baabul, je le prenais pour un playboy sans grande personnalité. Et puis j’ai vu Dostana et tout a changé. Attention, avec Dostana sorti en 2008, on parle d’un de mes gros coups de coeur récents qui me fait rêver à chaque visionnage, d’un gros succès au box-office en Inde et à l’international mais surtout d’un film qui a marqué la représentation de l’homosexualité en Inde!

Le film

Un film avec : Abhishek Bachchan, John Abraham, Priyanka Chopra, Bobby Deol. Réalisé par : Tarun Mansukhani.

DostanaPoster02Sameer Kapoor (Abhishek Bachchan) l’infirmier, et Kunal Chopra (John Abraham) le photographe, deux dragueurs hétérosexuels, vivent à Miami et ne se connaissent pas. Un jour, ils se retrouvent en train de postuler pour le même appartemment mais la femme qui les accueille les éconduit parce qu’elle ne tient pas à ce que la locataire, sa nièce Neha Melwani (Priyanka Chopra), habite avec des hommes.

Les deux héros qui veulent absolument s’installer dans ce magnifique appartemment décident de se faire passer pour un couple homosexuel afin de rassurer leur interlocutrice. Le stratagème fonctionne mais ils ne tardent pas à se rendre compte que Neha est tout-à-fait leur genre de femme et que leur secret les contraint à ne rien tenter avec elle.

La colocation entre ces trois inconnus réussit cependant au-delà des espérances et une belle et solide amitié nait entre eux. Pourtant, Sameer et Kunal finissent par rentrer en concurrence pour séduire Neha… qui ne se doute de rien puisqu’elle croit sincèrement qu’ils sont gays. De son côté, la jeune femme commence à fréquenter son nouveau patron, Abhi (Bobby Deol). Et les choses se compliquent encore lorsque la traditionnelle mère de Sameer apprend la supposée homosexualité de son fils alors que les deux garçons ont décidé de faire une demande de visa américain en tant que couple pour accélérer les démarches…

Mon avis

L’histoire ne paye pas de mine comme ça et je n’aurais jamais regardé Dostana si le film n’était pas passé à la télé un soir où il n’y avait rien d’autre d’intéressant. L’intrigue me rappelait des films américains sans originalité avec un triangle amoureux et une fausse homosexualité… Mais en fait j’ai adoré! Ici, le triangle amoureux est un prétexte au reste de l’histoire, peut-être même l’aspect le moins intéressant et le moins important de tout le film. La relation qui unit Sameer, Kunal et Neha est plutôt une très belle et crédible amitié que le classique « qui choisira-t-elle? ». Leur trio fonctionne parfaitement en dehors de toute ambiguïté et on y croit de bout en bout! C’est le genre de films qui vous rappelera avec émotion vos plus belles colocations ou vous donnera envie de vous lancer dans une cohabitation entre potes.

Dostana est un vraiment film joyeux et positif qui donne la pêche. Tout est brillant et lumineux : le bel appartemment, les scènes à Miami, le travail de modeuse de Neha, les fêtes auxquels ils vont… La musique est moderne et glamour, les décors sont pétillants et les personnages sont drôles sans être trop lourds. J’y ai d’ailleurs découvert les talents comiques d’Abhishek Bachchan. Voici clip d’ouverture qui joue avec humour sur les clichés et n’hésite pas à exploiter le corps parfait de l’ex-mannequin John Abraham :

Le personnage de Neha a tout pour qu’on l’aime : l’héroïne est ouverte d’esprit, généreuse et a sa propre existence en dehors des deux héros. Son actrice Priyanka Chopra aurait pu être un simple faire-valoir comme elle l’est dans Krrish 3 mais elle parvient à donner suffisamment d’épaisseur à Neha pour qu’on l’apprécie autant que Kunal et Sameer.

Mais surtout, ce qui a fait le succès du film, c’est l’alchimie entre Sameer et Kunal qui fonctionnent magnifiquement en compères complices mais pourraient tout aussi bien être un véritable couple sans que cela nous surprenne le moins du monde… La fausse homosexualité des deux héros est en fait beaucoup moins un prétexte comique qu’on ne pourrait le croire au premier abord.

Pour mieux comprendre les enjeux et le contexte du film, je vais revenir un peu sur la manière dont est perçue l’homosexualité en Inde.

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La situation de l’homosexualité en Inde

En 1860, les Anglais colonisateurs ont imposé en Inde comme dans leurs autres colonies une loi qui considère l’homosexualité comme un crime « contre-nature » et survit encore aujourd’hui dans le code pénal, pouvant entrainer jusqu’à 10 ans d’emprisonnement. Même si de telles affaires sont rarement menées jusqu’au bout dans les tribunaux, l’article de loi a longtemps encouragé le harcèlement homophobe et le chantage. Dans les années 2000, plusieurs personnalités et militants ont commencé à le remettre en cause et une plainte devant la Haute Cour de justice de Delhi a abouti à son abrogation en 2009 pour « inconstitutionnalité » puisqu’il violait le droit à la dignité et au respect de la vie privée.

Malgré l’abrogation de la loi et la mise en place des premières gay prides, l’homophobie est restée profondément ancrée dans de nombreux esprits. Juste après le jugement de la Haute Cour de justice de Delhi, un sondage révélait que 73% des Indiens estimaient qu’être homosexuel devrait être illégal et que 60% étaient persuadés qu’il s’agissait d’une maladie. Les groupes religieux conservateurs hindous et musulmans, très puissants, sont restés farouchement opposés à l’expression de l’homosexualité, en particulier masculine, et de hautes personnalités politiques ont remis en cause à de multiples reprises la décision de la décriminaliser. Des représentants du gouvernement ont ainsi tenus tout au long des années qui ont suivies des propos homophobes parlant de maladie « étrangère » et d’immoralité.

Et le 11 décembre 2013, c’est la douche glaciale pour les militants : la Cour Suprême revient sur la décision de 2009 et rétablit la loi criminalisant l’homosexualité, déclarant que c’est au Parlement et non à la justice de légiférer sur ce point. Mais maintenant, quel député aura le courage de porter une telle réforme de la loi?

L’homosexualité dans le cinéma de Bollywood

Fire-Film-indienDans beaucoup de domaines, les films de Bollywood sont capables de proposer des réflexions socialement engagées et progressistes. Pour autant, l’homosexualité n’a pas été très souvent évoquée. L’un des premiers films indiens à aborder le sujet est Fire de Mehta Deepa, violemment critiqué à sa sortie en 1998 pour sa représentation d’une histoire d’amour lesbienne, à la fois par les conservateurs et les féministes (qui craignaient qu’il ne fragilise les amitiés entre femmes). Par la suite, une dizaine de réalisations indépendantes ont évoqué la thématique de l’homosexualité, principalement masculine, un nombre bien bas quand on sait que la production cinématographique indienne s’élève à un millier de films par an et que la plupart des scénarios abordant ou évoquant l’homosexualité n’étaient pas destinés au grand public.

En dehors de ces films surtout vus par un public averti, quelques réalisateurs grand public ont choisi de montrer des personnages homosexuels mais aucun n’a la notoriété et l’impact de Karan Johar, le producteur de Dostana. Il est l’un des réalisateurs et producteurs de blockbusters les plus célèbres de Bollywood : ses films remplis de stars sont régulièrement des succès et rapportent des millions voire des milliards tandis qu’il fréquente tout le gratin de l’industrie. C’est aussi l’un de ceux qui a le plus abordé l’homosexualité et surtout celui qui en a le plus parlé auprès du grand public en impliquant les acteurs les plus adulés du moment.

Tout a commencé comme un running gag dans Kal Ho Naa Ho (parfois connu à l’international sous le nom de New York Masala) en 2003 où les personnages joués par les stars Shah Rukh Khan et Ali Saif Khan sont pris pour un couple homosexuel par certains membres de leur entourage, un motif qui a si bien fonctionné que de nombreux autres films ont voulu reproduire la blague du quiproquo gay.

Karan Johar a poursuivi avec Dostana dont on parle ici, puis Student of The Year (2012) où l’acteur Rishi Kapoor est le proviseur homosexuel d’un lycée privé élitiste. Plus récemment c’est le beaucoup plus sérieux et sombre Bombay Talkies (2013), dans lequel un jeune héros ouvertement homosexuel séduit le mari de sa meilleure amie, qui a provoqué l’un des premiers vrais baisers entre hommes du cinéma à gros budget (et rappelez-vous que les baisers hétérosexuels eux-mêmes sont un fait récent).

La rumeur murmure que Karan Johar serait gay lui-même, ce qu’il n’a jamais vraiment ni démenti ni confirmé, jouant parfois dans ses déclarations publiques avec ce flou sur le sujet. Selon de nombreux commentateurs, son orientation expliquerait sa détermination à évoquer l’homosexualité si régulièrement dans ses films à grand public. Dans tous les cas, son œuvre commerciale oblige le spectateur lambda à regarder en face la question de l’homosexualité masculine et suscite un débat passionné dans les rangs des militants LGBT du pays.

Un faux couple Sameer-Kunal auquel on croit

Dans Dostana, les deux héros ne sont pas vraiment homosexuels. Ils jouent un rôle, c’est clairement spécifié dès le départ et quand ils essayent délibéremment d’avoir l’air gay, c’est assez comique : comme ils ne savent pas comment s’y prendre, ils sont un peu ridicules et le spectateur se rend bien compte a priori que tout ça n’est pas du tout une représentation réaliste de l’homosexualité. Pour moi, toutes les scènes outrancières du film ne sont pas caricaturales par simple légéreté mais belles et bien réfléchies : il s’agit de jouer des clichés et non des homosexuels. Et puis petit à petit, la relation des deux héros devient crédible au-delà de la simple amitié et on commence à adhérer à leur faux couple. Tout le monde croit – sauf le spectateur et les deux intéressés qui savent la vérité – qu’ils sont réellement ensemble, et quand ils n’essayent pas d’être un cliché de l’homosexuel et à « avoir l’air gay », on n’aurait en fait aucun problème à y croire nous-mêmes. Leurs petites attentions mutuelles, leur secret partagé, leurs déclarations d’affection, tous ces gestes quotidien, le discours qu’ils tiennent pour faire croire qu’ils sont un couple… L’alchimie fonctionne de manière plus romantique entre les deux héros qu’entre les héros et l’héroïne.

Et le regard des autres personnages sur leur fausse relation n’est pas étranger à cette sensation. Un des passages les plus forts du film est une scène où la mère de Sameer, qui a d’abord rejeté à grands renforts de larmes et de lamentations la nouvelle orientation de son fils, discute avec Neha. Celle-ci lui fait comprendre que l’on ne choisit pas qui l’on aime en employant un discours très Bollywoodien dans la lignée des grandes comédies romantiques. Ce dialogue si souvent entendu pousse le spectateur à envisager le couple gay dans les mêmes termes qu’un couple hétéro. Touchée, la mère de Sameer décide d’accepter Kunal au cours d’une très belle scène inspirée des cérémonies religieuses et contrebalancée par des moments comiques. En voyant cet échange et la grâce avec laquelle Kunal se prête au jeu, je ne pouvais pas m’empêcher de penser « ce serait tellement fabuleux que Kunal et Sameer soient vraiment en couple ». Un sentiment relativement bien cultivé par le film qui conserve une certaine ambigüité jusqu’à ses derniers instants. Les deux héros restent officiellement hétéros mais ça ne nous empêche pas de les « shipper ».

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Pour moi, Dostana a adopté une tactique rusée en montrant un couple homosexuel crédible, touchant et glamour tout en endormant l’hostilité des plus conservateurs puisque « c’est pour de faux » et « juste pour rigoler ». Ce serait lâche dans un pays comme la France où le mariage pour tous existe mais dans un pays où l’homosexualité est si profondément rejetée et pour un film sorti à une époque où elle était officiellement illégale en Inde, ça me semble un très habile compromis.

Comment Dostana a été reçu par les militants LGBT indiens?

Je l’ai dit plus haut, le film a tout de même suscité pas mal de débats au sein de la communauté LGBT indienne. Il faut dire que c’était l’un des premiers films commerciaux à choisir le sujet de l’homosexualité comme coeur de son intrigue.

Pour certains, Karan Johar donnerait une image caricaturale de l’homosexualité quand elle n’est pas simplement négative, encourageant ainsi l’homophobie ordinaire. Il est vrai que dans Dostana comme dans New York Masala ou Student of the Year, la représentation du couple homosexuel constitue un ressort comique et les véritables homosexuels que l’on croise en tant que seconds rôles ou figurants sont très maniérés. Pour plusieurs militants, ces films peuvent avoir un très mauvais impact sur le public puisque l’une des seules représentations de l’homosexualité qu’ils auront eu l’occasion de voir correspondra à des clichés répandus.

Le Dr Ashley Tellis, un professeur d’université ouvertement homosexuel et militant LGBT, avait écrit un article très virulent intitulé « Honte à toi Karan Johar » après Student of the Year :

Très proche du monde hétérosexuel et pourtant jamais une menace pour lui, jamais une personne et toujours prêt à se dissoudre dans un ensemble pathétique de clichés, se recroquevillant au sol par humiliation, le ‘queer’ est toujours prêt à se plier à tous les fantasmes hétérosexuels. (…) Johar est considéré comme le plus homophobe, bien qu’encore dans le placard, des homosexuels d’Inde qui s’auto-détestent. Il nous récite l’homophobie scène après scène dans tous ses films ; l’homosexualité hante chaque seconde de la merde qu’il nous distribue depuis des années – mais seulement sous forme de blague. Ce qu’il ne réalise pas c’est que la blague, c’est lui.

Le journaliste Sandip Roy, un militant LGBT basé aux Etats-Unis, n’est pas plus tendre avec Karan Johar après Bombay Talkies :

Tu es un conteur et non un propagandiste. Mais les gays ont rarement été représentés avec réalisme et sensibilité à l’écran et j’ai peur que tu aies cru que tu représentais enfin un homme gay réaliste au lieu de l’habituelle caricature. Cela t’est-il venu à l’esprit que cette opportunité venait aussi avec une certaine mesure de responsabilité ? Pour les milliers de gens pour qui ton film sera le premier contact avec de vrais personnages homosexuels (après les faux-gay de Dostana), le gay sera désormais le gars qui vient dîner et vole en chemin le mari de son hôtesse (et meilleure amie) sans aucun questionnement moral, ni même un moment de doute.

A l’inverse, d’autres estiment que Karan Johar donne une plate-forme incroyable au dialogue sur l’homosexualité, un débat qui n’aurait jamais eu lieu s’il s’était tenu de manière mesurée dans des films plus indépendants destinés à un public d’initiés. Dans un pays où beaucoup ignorent le concept même de l’homosexualité, où faire semblant d’être gay, avoir un fils ou des amis gays peut choquer, ses films rendent l’idée tolérable voire acceptable et évoquent des thèmes que l’Indien lambda n’aurait pas forcément envisagés. Même si l’on rit de certains personnages gays (mais il faut rappeler que Bollywood a tendance à caricaturer énormément la plupart de ses seconds rôles), ils sont sous nos yeux et on est obligés de les regarder en face.

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Ashok Raw Kavi, l’un des plus importants militants LGBT d’Inde, l’un des premiers à avoir fait son coming-out public et dont la mère a été la première à s’exprimer sur l’homosexualité, reconnait de nombreux points positifs à Dostana :

Le film est bien fait. (…) Je suis heureux que pour la première fois dans le cinéma indien populaire les gays ne soient pas transformés en caricature et moqués. Quand j’étais dans les cinémas de Delhi, j’ai observé la réaction des parents. C’est intéressant de voir qu’ils disent qu’une amitié entre deux amis hommes, même en cas de mariage, serait acceptable [Note : Dostana signifie « amitié » en hindi]. En Inde, les gays finissent encore mariés aux membres du sexe opposé parce qu’ils ne veulent pas révéler leur sexualité. Ce que ce film a fait, c’est qu’il a attiré l’attention sur l’idée du gay dans une famille indienne. Dans le film, ce concept est abordé par le personnage de la mère d’Abhishek Bachchan (jouée par Kirron Kher). Elle est un élément essentiel à qui l’on fait accepter l’idée que son fils ait pu devenir gay. C’est très intéressant. Ainsi, la famille hétérosexuelle est encouragée à regarder en face la question de l’homosexualité.

Harish Ivyer, un autre militant indien qui a été classé parmi les 100 personnalités internationales les plus importantes de 2013 pour le mouvement LGBT par The Guardian, racontait sur son blog comment Dostana lui avait permis de parler de son orientation sexuelle avec sa petite sœur :

Ce film est spécial pour moi parce qu’il m’a aidé à révéler mon homosexualité à ma sœur. (…) Samedi, je suis allé voir Dostana avec ma sœur Laxmi qui a treize ans. Le film lui a énormément plu. Après la séance, j’ai pensé que le moment était approprié pour lui révéler mon homosexualité. Alors que nous étions dans l’escalator, je lui ai dit que j’étais gay. Elle n’a pas réagi pendant quelques secondes et puis, tout-à-coup, elle m’a demandé « Est-ce que tu es gay comme John ou est-ce que tu es gay comme Abhishek ? ». Est-ce que ce n’est pas adorable ? La fiction peut aider la réalité.

A noter qu’après Dostana, John Abraham avait déclaré à la télévision qu’il ne voyait pas de problèmes à attirer à la fois les femmes et les hommes et qu’il considérait que la bisexualité offrait deux fois plus de choix, une réflexion qui avait suscité un certain nombre de réactions scandalisées et dégoûtées.

Un film plein de bon humeur

En dehors de la très belle entente entre les deux acteurs principaux, c’est donc un film joyeux qui donne envie de vivre en colocation et essaye à sa manière de parler d’homosexualité. En bref, Dostana fait maintenant partie du top 5 de mes films Bollywood préférés pour sa bonne ambiance, son humour. L’alchimie entre Abhishek Bachchan et John Abraham, a propulsé son trio d’acteurs parmi mes chouchous et je ne saurais le conseiller assez! Même si je peux comprendre que sa représentation « comique » de l’homosexualité puisse prêter à débat et si les seconds rôles gays sont un peu too much…

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